«
- Si tu interrogeais Keith tu aurais peut-être une réponse… »
Le visage à demi dissimulée dans la pénombre, la voix mystérieuse et pleine de sous entendus de la jeune fille fit son petit effet sur son interlocutrice, suspendue à ses lèvres.
«
Tu veux dire qu’il sait quelque chose ? »
Elle avait chuchoté, osant à peine respirer ; elle allait enfin en savoir plus… Alors comme ça sa petite sœur était capable de parler sérieusement, de lui rapporter les dernières petites anecdotes ? C’était bien la première fois, d’habitude elle réservait cette expression pour les occasions où elle… Une minute.
Un terrible doute envahit Lain :
«
- Shayan ?- Oui ?- Tu n’en as aucune idée en fait, n’est ce pas ?- Jaaackpot ! »
Ses traits se décomposèrent devant le sourire soudain et radieux de sa cadette, pas le moins gênée du monde. C’était repartit…
«
- Mais bon sang je t’ai déjà demandé d’arrêter ça !- D’arrêter quoi ?- De laisser entendre que tu connais ce qu’on connaît pas, alors que tu connais encore moins que nous ce que tu nous fais croire que tu connais. »
Le ton dépité de la jeune femme se noya dans l’éclat de rire de Shayan.
«
- Je sais pas de quoi tu parles, mais t’aurais dû voir ta tête sœurette. Ce doit être mon magnétisme naturel…- Magnétisme ? Imbécillité oui. »
L’interpelée n’eut qu’un sourire en coin pour toute réponse, déjà et de nouveau penchée sur son ouvrage. Peser, calculer, ajuster et expérimenter mille et un composants, un domaine dans lequel elle évoluait comme un poisson dans l’eau. Le tout était d’obtenir des explosifs parfaits ou les couleurs les plus éclatantes pour les feux, et nombreux étaient ceux qui négligeaient cette partie du travail d’un Artificier. Grossière erreur, les meilleurs d’entre eux gardaient d’ailleurs jalousement leurs secrets de fabrication.
Pour sa part Shayan était donc particulièrement attentionnée à ce qu’elle faisait, n’hésitant pas à peser une nouvelle fois les explosifs pour obtenir un résultat digne de ses espérances.
Lain secoua la tête avant de se diriger vers sa chambre, son regard emplit d’affection laissant néanmoins deviner l’amour qu’elle lui portait.
La gamine aux cheveux bleus avait bien grandi mais restait pourtant la même, aussi insouciante et décalée que toujours. Plus en temps que mère de substitution que de véritable sœur, c’était la jolie Lain qui l’avait observée grandir avec les inquiétudes et fiertés maternelles, sans pour autant lui en toucher un seul mot. Elle avait sa fierté voyons...
Il faut dire que la véritable mère des filles, de constitution fragile, avait succombé à la naissance de son dernier enfant. Eliott avait pourtant été sauvé et le petit dernier aujourd’hui âgé de quinze ans comptait bien embrasser la carrière de Traqueur, désireux de protéger la ville portuaire, sa ville.
Une fratrie aussi soudée que les doigts de la main, un père artisan ayant été peu présent et plutôt taciturne mais leur laissant leur liberté totale de mouvement, et pour terminer un oncle qui avait veillé à leur éducation, un équilibre retrouvé au sein de la petite famille.
Ilan Yunghest s’était donc occupé des enfants de son frère, profondément attaché à celle qui les avait mis au monde. Il avait également respecté la volonté de Lain de se rendre si souvent au Temple pour prier le dieu qu’elle aimait tant, gardant les plus jeunes régulièrement, et une complicité sans borne s’était particulièrement développée avec la benjamine.
Artificier passionné il avait guidé Shayan lorsqu’elle avait choisit de suivre cette voie, et encore aujourd’hui tous deux aimaient à préparer ensemble les poudres les plus parfaites, bien qu’il ait une spécialisation marquée en armes de chasse.
Voilà donc pour l’aspect officiel de la famille Yunghest et celui qui pour Lain, son père et tous les autres est aussi le seul.
Aspect officiel.
L’association de ces deux mots est charmante n’est ce pas ? Elle laisse entendre qu’il en existe un qui ne l’est pas…
Car lorsque l’on s’enfonce dans les méandres de la société de Reeiya, avouons qu’il est plutôt rare chez les gens adeptes de la bienséance de faire étalage de ses petites divagations, et de rendre public ce qui ne doit l’être à aucun prix. Où serait l’intérêt du secret s’il était divulgué ? Si brusquement toutes les précautions prises pour qu’il demeure inviolable étaient soufflées aussi facilement que la flamme d’une bougie ? Les fraudeurs l’avaient d’ailleurs bien compris, et ceux qui se faisaient un joli petit pactole en leur fournissant les pierres tant convoitées aussi. Ils représentaient le Marché Noir, vaste organisation aux origines mystérieuses… Et si les gouvernements avaient toujours gardé un œil dessus ils n’avait jusqu’ici jamais tenté d’éradiquer ceux qui fournissaient des armes et substances peu légales aux populations, après tout il était toujours pratique d’avoir ce genre de… fournisseur sous la main n’est-ce pas ? Même les gentils prêtres et les élégants Nobles ont leurs travers, la race humaine étant par nature incapable de garder une robe immaculée éternellement.
Enfin... Quelques années plus tôt les écarts de conduite s’étaient multipliés, et étrangement les individus qui s’intéressèrent au phénomène découvrirent que la pègre, si insignifiante et fragile, s’était en parallèle propagée considérablement. Plus organisée, entraînée vers son apogée par une petite poignée d’hommes, elle parvenait à proposer une quantité inimaginable de tout ce qui pouvait être interdit, ou simplement inaccessible pour une grande majorité.
Effectivement, Ilan et ses « associés » du moment avait perçu les promesses de succès que la Pierre d’Isis représentait, et rapidement la toile s’était étendue, avait gagné en importance. Il en était fier de ce « jardin d’Eden » comme il aimait à le surnommer, inspiré par de vieilles légendes aux origines mystérieuses. Au fil du temps les vendeurs s’étaient comptés par centaines, extrémités des branches de l’arbre immense qu’était devenu ce marché illégal. Simples escrocs ou petits commerçants souhaitant arrondir leurs fins de mois, ils ne connaissaient généralement ni l’identité, ni le visage de ceux qui les fournissaient, lesquels recevaient leurs ordres des lieutenants de l’organisation. Et si l’on s’approchait des racines, quelques silhouettes se dessinaient, connu sous leurs simples pseudonymes.
Tout était mis en œuvre pour que l’anonymat soit préservé, et que ce qui se transformait en gigantesque commerce ne risque de s’effondrer. Les choses avaient prospérées, et les têtes de cette pègre, guidées par Ilan, avaient dû les une après les autres trouver des successeurs, dignes de maintenir et d’élargir leur travail.
Shayan avait toujours adoré son oncle, et petite avait bu avec avidité les récits d’apparence anodines qu’il lui contait. Les gens qu’il évoquait. Et les stratégies « commerciales » parfois peu recommandables mais efficaces qu’il lui expliquait.
Dès qu’elle entama sa seizième année elle fut autorisée à l’accompagner, sous l’apparence d’un jeune garçon. Grâce à la pierre ceignant avec discrétion son bracelet de cheville les choses furent facilitées, et l’expérience d’Ilan leur évita les mauvaises surprises. Toutes les choses qu’il pouvait lui enseigner il tenta de lui apprendre, jusqu’à la nuit où d’un sourire satisfait le sexagénaire fit son annonce : Nell, son protégé à présent âgé de vingt ans, le remplacerait. Bon courage Nell, c’est une fourmilière comptant un nombre impressionnant d’insectes dont il devenait alors le roi.
Quelle histoire… A la limite du vraisemblable elle plaisait pourtant toujours autant à Shayan, laquelle achevait pour l’heure sa préparation. Les contes fantastiques et abracadabrants, les contrebandiers agissant au su et au nez des gouvernements sans qu’ils ne puissent se saisir d’autre chose que des feuilles imprudentes, n’était-ce pas une occupation prodigieusement passionnante ?
La morale peut dire ce qu’elle veut, il est bien plus intéressant de lui désobéir, et de contourner les murs de lois qu’elle impose.
L’Artificière referma avec précaution la petite boite contenant le fruit de son travail et se leva, jetant à peine un coup d’œil vers la fenêtre. Les Noxems avaient probablement commencé à sortir, et il lui était donc interdit de mettre le pied dehors. Tout en fredonnant une comptine elle souffla la dernière bougie, à la flamme déjà vacillante, et rejoignit sa chambre. Sauf qu’elle ne comptait pas exactement y dormir…
Première étape : verrouiller la porte et clore les rideaux, ôtant toute possibilité à l’extérieur d’apercevoir la pièce, apparemment ordinaire. Seconde étape, ouvrir la grande armoire apposée au mur adjacent à la fenêtre et atteindre la poignée dissimulée dans le bois, pour ouvrir la porte qu’était en réalité le fond du meuble. Troisième étape : se glisser dans l’interstice et refermer le battant, avant de s’engager dans le couloir étroit et familier, une de ces petites lampes de création d’alchimie si répandues sur les terres de Reeiya ramassée à l’entrée.
La quatrième étape ne consistait pas à suivre le couloir jusqu’au tournant à angle droit, afin de rejoindre la petite remise cadenassée qui contenait de précieux matériaux d’Artificiers. Après tout autant qu’un leurre soit également pratique, non ? En fait, il s’agissait plutôt de faire glisser ses doigts le long du mur, à l’endroit où le souterrain tournait si brusquement. Lorsque l’on savait quoi chercher il n’était pas difficile de découvrir le léger renfoncement à quelques centimètres du sol, sur lequel une simple pression donnait lieu à un grincement discret. Il suffisait alors de pousser le mur et bingo, l’étape cinq débutait : pénétrer dans la pièce que révélait l’ouverture cachée, enfiler les vêtements qui l’attendaient sagement après avoir refermé l’entrée et régler les derniers détails concernant son apparence. Un bandage serré et un vêtement suffisamment large dissimulant sa poitrine, un manteau voilant le bas de son visage, des cheveux réarrangés pendant de longues minutes et ébouriffés avant d’obtenir un effet nettement plus masculin, et la demoiselle était prête à sortir sous l’apparence d’un jeune garçon. Après s’être munie des faux papiers attestant de son identité Noxem (merci la pègre
), dommage qu'ils ne puissent néanmoins duper que les moins expérimentés.
Sixième et dernière étape : continuer le couloir toujours sous terre qui prolongeait derrière un simple rideau la pièce de changement d’apparence, et marcher quelques minutes afin de retrouver la surface. Inspirer avec satisfaction l’air frais qui filtrait, pousser la trappe qui débouchait derrière le mausolée d’une tombe aussi ancienne qu’inconnue et se hisser à l’extérieur en silence.
La chambre qui avait été spécialement (et secrètement) aménagée avec l’aide d’Ilan aurait fait envie à bien des fraudeurs… Et il était bien vrai qu’appartenir à la pègre avait ses avantages.
Enfin, en temps que Nell il suffisait ensuite à l’Artificière de vaquer à ses occupassions de mafieux, rejoindre les autres et régler les immanquables soucis, envoyer quelques hommes récupérer un paiement non rendu, prévoir de nouveaux stocks de diverses choses, la routine en d’autres termes. Faire un petit tour aux réceptions de Noxems de façon généralement anonyme, ou parfois moins lorsqu’il s’agissait de clients privilégiés reconnaissants ou souhaitant de petites réductions, les possibilités étaient multiples.
Le seul problème, c'était qu’on est jamais à l’appris des coups fourrés, et faux papiers ou non un Traqueurs ou un garde de mauvaise humeur qui vous contrôle et vous trouve une tête de coupable peut bien vous emmener avec lui « pour être sûr ». Ah, les vieux contrôleurs pointilleux aux yeux de lynx et les commerciaux insatisfaits au bras long qui envoient leurs chiens de garde sont également pénibles.
Et dans ces cas là évidemment, explosifs fumigènes et bonnes capacités de course sont plutôt les bienvenus.
Mais un jeu sans adversaire, c’est beaucoup moins amusant après tout...